En janvier 2009, la vie de l’ingénieur Michel Meunier, professeur à Polytechnique Montréal, change du tout au tout. Il avait bien constaté, comme d’autres, que l’impulsion extrêmement brève d’un laser femtoseconde (0,000000000000001 seconde) permettait de faire apparaître des trous de dimension nanométrique dans du silicium lorsqu’il est recouvert de nanoparticules d’or.
Mais ce chercheur, reconnu à l’international pour ses compétences en laser et en nanotechnologie, décide d’aller plus loin avec ce qui n’était alors qu’une curiosité de laboratoire. Il se demande s’il est possible de passer du silicium au vivant, de l’inorganique à l’organique. Les nanoparticules d’or et le laser femtoseconde, ce « scalpel de lumière », peuvent-ils reproduire le même phénomène avec des cellules vivantes ?
Michel Meunier commence à travailler dans son laboratoire de Polytechnique sur des cellules in vitro. La difficulté consiste à réaliser une incision nanométrique dans la membrane extracellulaire des cellules sans la détériorer. Grâce aux nanoparticules d’or qui agissent comme des « nanolentilles », Michel Meunier se rend compte qu’il est possible de concentrer l’énergie lumineuse provenant du laser à une longueur d’onde de 800 nanomètres. Comme il y a très peu d’absorption d’énergie par les cellules à cette longueur d’onde, l’intégrité des cellules est préservée. Pari tenu pour Michel Meunier !
Fort de cette avancée, le Pr Meunier projette alors de travailler sur des cellules in vivo, des cellules qui font partie d’une structure cellulaire complexe vivante, comme l’œil par exemple.
Oeil et scalpel de lumière
En avril 2012, le Pr Meunier fait la connaissance de Przemyslaw Sapieha, un spécialiste de l’œil internationalement reconnu, notamment pour ses travaux sur la rétine. « Mike », comme il se fait appeler, est professeur au Département d’ophtalmologie de l’Université de Montréal et chercheur au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal. Immédiatement, il entrevoit le potentiel de cette nouvelle technologie et tout ce qu’il serait possible de faire au niveau de l’œil si on pouvait bloquer les cascades qui surviennent après un élément déclencheur menant, par exemple, au glaucome ou à la dégénérescence maculaire, en étant capable d’injecter des médicaments, des protéines ou même des gènes.
L’utilisation du laser femtoseconde pour traiter l’œil, un organe à la fois très spécialisé et fragile, ne va toutefois pas de soi. L’œil fait partie du système nerveux central, et en tant que tel, beaucoup des cellules ou des familles de cellules qui le composent sont des neurones. Et un neurone, lorsqu’on le tue, ne se reproduit pas, comme c’est le cas avec d’autres cellules. La première tâche de Mike Sapieha est donc de s’assurer qu’il est possible d’intervenir à l’aide du laser femtoseconde dans un ou plusieurs neurones sans les affecter. C’est ce qu’on appelle la « preuve de concept ».
La preuve de concept
Mike et Michel font appel à la postdoctorante en biochimie Ariel Wilson, qui connaît bien les structures de l’œil et les mécanismes de la vision, ainsi qu’au professeur Santiago Costantino et son équipe du Département d’ophtalmologie de l’Université de Montréal et du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal pour leur expertise en biophotonique. L’équipe décide d’abord de travailler sur des cellules saines, car on les connaît bien mieux que les cellules malades. On injecte des nanoparticules d’or munies d’anticorps pour cibler des cellules neuronales spécifiques dans l’œil, puis on attend que les nanoparticules se déposent autour des différents neurones ou familles de neurones, comme la rétine. Suite au flash lumineux généré par le laser femtoseconde, le phénomène attendu se produit : de petits trous apparaissent dans les cellules de la rétine de l’œil, permettant d’injecter efficacement des médicaments ou des gènes dans des zones spécifiques de l’œil. Nouveau pari tenu pour Michel Meunier et ses collaborateurs : ces résultats concluants ouvrent maintenant la voie à de nouveaux traitements.
La nouveauté de la technologie mise au point par les chercheurs de Polytechnique et du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal est son extrême précision. Avec l’emploi des nanoparticules d’or fonctionnalisées, le scalpel de lumière permet de cibler très précisément l’emplacement de la famille de cellules où le médecin devra intervenir.
La preuve de concept étant démontrée avec succès, Michel Meunier et son équipe ont déposé une demande de brevet aux États-Unis. En outre, ce travail titanesque prend la forme d’une communication validée par un imposant comité de lecture dans la renommée publication Nano Letters au mois d’octobre 2018.
S’il reste beaucoup de recherche à faire, d’abord sur les animaux et ensuite sur les humains – on parle ici d’une dizaine d’années au moins – , cette technologie pourrait faire toute la différence chez une population vieillissante, victime de détérioration oculaire contre laquelle il n’y a pas encore de traitements efficaces à long terme. Elle présente aussi l’avantage d’éviter l’emploi des virus communément utilisés dans les thérapies géniques. Dans la mire de ces chercheurs, on retrouve toutes les maladies de l’œil, et plus particulièrement, le glaucome, la rétinite ou la dégénérescence maculaire.
Ce scalpel de lumière, c’est encore du jamais vu.